Laetitia Niaudeau, Air France Directrice Emploi, formation et diversité,
Après avoir travaillé 8 ans dans l’industrie lourde (Usinor Sacilor) sur des postes RH variés (siège et opérationnels en usine), Laetitia Niaudeau est depuis 15 ans chez Air France où elle a notamment été DRH du Hub de l’Aéroport CDG. Elle est depuis 2 ans Directrice Emploi, Formation et Diversité
Pour commencer, pouvez-vous donner quelques éléments de contexte sur Air France ?
Air France-KLM est une alliance franco-néerlandaise de deux compagnies aériennes, Air France et KLM. Avec plus de 40 000 salariés en France, Air France est le premier employeur privé d’Ile de France. Cela s’explique par la très grosse concentration de nos effectifs autour des aéroports de Roissy et d’Orly. Le groupe est caractérisé par une très large palette d’emplois structurés entre les métiers de l’aérien (pilotes, hôtesses de l’air et stewards,…) et le personnel au sol (commerciaux, maintenance, escales, IT, …).
Comment analysez-vous votre environnement actuel au niveau de l’emploi ?
Si l’on s’intéresse à la dimension quantitative, nous vivons depuis 2/3 ans un retournement de cycle économique. Après plusieurs années de crise marquées par des plans de départs volontaires et de réduction de l’emploi, notre contexte économique et financier s’est amélioré grâce notamment à un marché du transport aérien en croissance. Concrètement, cela veut dire qu’Air France a recommencé à embaucher de façon significative.
D’un point de vue qualitatif, nous nous sommes engagés dans une transformation de nos métiers (évolution des compétences) et des façons de travailler pour nous adapter à notre environnement et à la révolution digitale. Nous avons donc un important chantier autour de l’accompagnement des équipes pour faire face à ces évolutions.
Quelle démarche de GPEC avez-vous mise en place ?
Je pense que notre GPEC peut être qualifiée d’assez classique. Mais elle est également très poussée et détaillée.
Chaque année, nous travaillons sur un horizon temporel à trois ans pour anticiper l’évolution de nos besoins et de nos ressources quantitatives. Puis, nous comparons les écarts entre les besoins et les ressources futures. Enfin, nous construisons un plan d’actions des différentes politiques RH (recrutement, mobilité, aide au départ, formation, …) pour réduire les écarts constatés.
Ce qui est plus original, c’est que depuis quatre ans, nous avons décidé d’enrichir cette GPEC par ce que l’on appelle aujourd’hui la démarche « Prospective métiers ». Il s’agit de s’inscrire dans un horizon temporel plus long : cinq ans et au-delà et d’apporter des dimensions plus qualitatives.
La particularité de la démarche « prospective métiers » est qu’elle est construite avec le business.
Si nous l’avons mise en place, c’est parce qu’alors nous ne manquions pas de vision sur le futur du travail (il existe des centaines d’articles et de conférences sur le sujet), mais il était difficile de transformer ces informations en actions concrètes au sein de notre entreprise.
C’est pourquoi, nous avons voulu adopter une approche plus proche du terrain.
Pouvez-vous présenter cette démarche « prospective métiers » ?
Air France est structurée en familles métiers. Pour chacune d’entre elles :
- nous réalisons d’abord un travail de veille externe (publications, études, benchmarks, etc …) que nous synthétisons pour identifier les évolutions en cours dans la famille ;
- Nous travaillons ensuite en one to one, avec les principaux Managers et experts du domaine pour identifier avec eux les facteurs d’évolutions internes et externes (sociétal, législatif et réglementaire, technologique, environnemental, économique, comportements du consommateur …).
- A partir de la veille et des échanges avec les managers et experts métiers, nous identifions les impacts de ces facteurs d’évolution sur nos métiers et compétences.
- Ensuite nous organisons des Comités Métiers qui réunissent des managers de différentes directions, par famille de métiers. Nous partageons les résultats de la veille externe, de nos benchmarks, et des différentes analyses que nous avons pu mener. Nous faisons également intervenir un expert extérieur reconnu pour nous inspirer. Et fort de cela, les participants confrontent leur vision du futur de façon à construire une vision commune des tendances métiers et des actions à engager afin de préparer l’entreprise et ses salariés à ces transformations.
Le premier objectif de ces comités métiers, c’est véritablement de nous mettre d’accord sur une vision commune à moyen terme. Nous voulons faire converger les acteurs et nous assurer que la vision produite est la plus consensuelle possible.
Chaque Comité Métier donne lieu à l’élaboration d’un plan d’actions pour anticiper les changements identifiés. Nous ne voulons pas en faire la seule propriété des équipes RH. Pour chaque action, nous cherchons à identifier des sponsors et des porteurs de projets issus du business pour nous assurer que les actions soient relayées dans toute l’entreprise.
En effet, il est très difficile de maintenir une attention, une énergie et des ressources sur les plans d’actions dans le temps. C’est sur ce point que nous devons nous améliorer pour éviter de gâcher la richesse du travail produit par les comités.
Continuez-vous à faire une GPEC pour toute l’entreprise ou ciblez-vous certains métiers critiques ?
Nous faisons les deux. Nous continuons à faire l’exercice sur l’ensemble de l’entreprise au niveau des « macro activités » (rassemblement de plusieurs postes), ce qui représente un grain très fin en termes de nomenclature d’emplois. Mais ensuite, chacune des directions et des business, en fonction de leurs problématiques spécifiques, décide de zoomer sur quelques métiers particuliers parce qu’ils sont en tension, en sureffectif ou en grande mutation. Et elles les étudient dans le détail.
Je voudrais insister sur le fait que les choses ne sont jamais évidentes lorsque l’on parle de GPEC.
Par exemple, il y a une dizaine d’années, nous avions des fiches de postes extrêmement détaillées, avec des référentiels de compétences qui allaient à un niveau de détail très fin. Puis, nous nous sommes rendus compte que nous étions devenus prisonniers de ces fiches et référentiels. Il fallait les remettre à jour sans cesse et malgré cela ils n’étaient jamais fiables tant les choses évoluaient vite. Nous avons donc décidé de les abandonner, d’autant qu’ils généraient un système très mécanique d’évolution professionnelle. Mais aujourd’hui, ils nous manquent. et nous avons besoin de reconstruire de nouveaux référentiels ! En revanche, ils seront beaucoup plus macro qu’avant. Il ne s’agit pas de revenir sur le grain de détail précédent, mais finalement nous nous sommes rendu compte que nous manquions de repères, notamment pour travailler sur tout ce qui concerne la gestion de carrières. En effet, sans référentiel, comme peut-on faire un matching entre les compétences d’un individu d’un côté et les postes à pourvoir de l’autre ?
Peut-on encore faire des prévisions à cinq ans avec une certaine fiabilité ?
C’est devenu très compliqué voire impossible. Pour tout vous dire, lorsque nous construisons notre GPEC, nous savons qu’elle s’avèrera partiellement fausse à l’horizon des trois ans ! Dans les faits, nous arrivons à apprécier assez correctement à trois ans l’évolution interne de nos effectifs (départ à la retraite, nombre, mobilité, taux de turn-over par exemple). Mais sur les autres dimensions quantitatives liées au marché, que l’on soit au niveau des besoins ou des ressources, les retournements de situation ou de conjoncture sont tellement incertains et imprévisibles, qu’il serait illusoire de penser que nous pouvons avoir une fiabilité à 100%.
Il en va de même pour la partie qualitative sur l’évolution des compétences.
Mais, cela ne nous empêche pas de faire l’exercice car il reste intéressant et utile. Il nous permet de prendre du recul, de ne pas agir dans l’urgence. Il a le mérite de nous obliger à sortir du quotidien et à nous projeter vers le futur avec les ressources dont nous disposons. Il met à la disposition des dirigeants des veilles prospectives, pour nourrir leur réflexion stratégique et managériale. Par ailleurs, sur les grandes tendances, nous n’assistons pas à des revirements à 180 degrés. Le fait de s’être mis en mouvement, d’avoir réfléchi au futur, d’avoir réalisé des actions de formation par exemple autour de compétences cibles a le mérite de rendre l’organisation plus souple et plus agile et lui donne plus de capacités d’adaptation à son environnement. Une réflexion à moyen terme reste indispensable. On ne peut pas seulement piloter une grande entreprise au jour le jour, sous prétexte que le futur est incertain.
Beaucoup d’entreprises préfèrent aujourd’hui parler de Strategic Workforce Planning plutôt que de GPEC. Au-delà du fait qu’il s’agit du même terme en anglais, il y a aussi l’idée que le Big Data, l’Intelligence Artificielle, peut permettre de réaliser des études prospectives avec plus de précisions qu’auparavant. Cela fait-il partie des choses auxquelles vous vous intéressez ?
Nous en sommes au début de la réflexion. Par exemple, nous avons sollicité notre service de la Recherche Opérationnelle pour essayer de stabiliser nos hypothèses concernant les départs à la retraite. Car nous nous sommes rendu compte que sur les deux, trois dernières années, le nombre des départs en retraite était plus important que celui que nous avions projeté pour tout un tas de raisons et notamment de nouveaux comportements individuels et collectifs. Nous essayons donc de voir si l’on peut améliorer ce type d’hypothèses avec l’Intelligence Artificielle. Mais, pour l’instant, nous n’en sommes qu’au début.
Mobilisez-vous vos collaborateurs pour définir avec eux une vision du futur ?
Je sais que certaines entreprises ont mis en place ce type de démarche et je trouve cela très intéressant. De notre côté, nous n’en sommes pas encore là. Nous cherchons d’abord à communiquer et partager avec les collaborateurs de l‘entreprise une vision et une compréhension des facteurs d’évolution et des impacts sur nos emplois et nos compétences, à travers par exemple des « fiches tendances », des « fiches passerelles ». Quels sont les métiers en attrition ou en tension ? Quelles sont les passerelles pour aller vers les métiers qui recruteront demain ? Il s’agit d’aider les salariés à être plus acteurs de leur parcours professionnel.
Dans cette volonté de rendre les collaborateurs plus acteurs, nous allons, cette année, organiser des forums « Prospective métiers » pour un public très large. Ils seront itinérants pour aller au plus près des salariés. Pour démarrer, nous en construisons un pour les populations RH pour qu’elles puissent ensuite les déployer dans l’entreprise,
Si l’on prend maintenant l’angle « dialogue social », nous avons également commencé à travailler avec les Organisations Syndicales signataires de notre accord GPEC sur les questions de la « Prospective Métiers ». Nous nous réunissons deux à trois fois par an pour partager nos constats, nos visions, nos préoccupations et nos plans d’action.
Comment articulez-vous aujourd’hui le plan d’action de la GPEC avec les autres politiques RH de Learning, de Gestion de carrières, de mobilité ?
En fait, cela en découle. Les grandes lignes de notre feuille de route RH sur l’année et les deux années suivantes découlent de la GPEC. Par exemple, c’est la démarche GPEC qui nous permet d’identifier nos besoins de Recrutement et donc de construire le plan de Recrutement sur l’année. De la même façon, c’est à partir de la GPEC que l’on structure les grandes lignes du Plan de Formation hors formations réglementaires. De même, l’accompagnement des reconversions et la construction de nouveaux parcours de professionnalisation découlent de la GPEC.
Par exemple, lorsque que nous avons identifié de gros besoins pour des postes de Développeurs Informatiques, nous avons construits et mis en œuvre des cursus de Formation sur 18 mois pour reconvertir des salariés des métiers internes en attrition vers ces métiers de Développeurs Informatiques.