Jérémy Lamry
C’est quoi les soft skills ?
Depuis quelques mois, c’est devenu l’action à la mode : lancer un programme de développement des soft skills. Dans l’univers RH, difficile désormais de passer une semaine sans entendre parler des soft skills, ces compétences qui… ou plutôt ces comportements, ces aptitudes, enfin, ces trucs qu’on n’apprend pas en cours quoi. Voilà, le sujet est posé. On entend beaucoup parler des soft skills, mais elles semblent plutôt difficiles à décrire, à tel point que pour les nommer, nous utilisons un terme américain ! Et pourtant, même de l’autre côté de l’Atlantique, la notion de soft skills n’est pas très ancienne.
C’est le Commandement des Forces Armées Américaines qui consacre et définit en 1972 les soft skills, comme « les compétences professionnelles importantes qui impliquent peu ou pas d’interaction avec les machines et dont l’application sur le lieu de travail est assez généralisée ». Assez vague me direz-vous, c’est certain. En fait, c’est à peu près du niveau de ce que l’on peut entendre en France en ce moment. Avec près de 40 ans d’avance sur la France, l’Oncle Sam a eu le temps de raffiner progressivement le concept. Aujourd’hui, les américains décrivent les soft skills comme un ensemble d’aptitudes et de traits de personnalité productifs qui caractérisent les relations dans un milieu. Et ils les classent en trois catégories : compétences sociales, compétences citoyennes, compétences cognitives. La notion de soft skills serait donc étroitement liée aux interactions et à la réflexion.
C’est à la fin des années 1990 que des entreprises ont décidé de prendre le sujet à cœur. Cisco, IBM et Microsoft ont alors financé un think tank chargé de définir les soft skills déterminantes pour la productivité dans les années à venir. Ils les ont naturellement appelées les Compétences du 21ème Siècle. Les travaux ont ensuite été repris par de nombreux chercheurs, l’OCDE, et plus récemment par le World Economic Forum. Tous s’accordent depuis sur 4 soft skills considérées comme critiques pour la performance professionnelle. Ils appellent ces compétences les 4C : Créativité, Esprit Critique (Critical Thinking), Communication, Coopération. D’autres sont régulièrement évoquées, sans toutefois faire consensus : flexibilité, curiosité, sens de l’initiative, leadership, etc.
Comment peut-on identifier les soft skills ?
Il semble donc primordial de développer chez chacun les soft skills, et a minima les 4C. Mais on n’améliore durablement que ce que l’on mesure, et l’on ne peut établir de mesure que pour ce que l’on comprend. Je suggère donc de partir sur ce qui fait consensus et a été le plus largement étudié, à savoir les 4C évoquées plus tôt. La créativité, par exemple, est la capacité à générer des idées originales, variées et pertinentes en quantité, ainsi que la capacité à les améliorer pour élaborer des solutions complexes.
Pour identifier le niveau de créativité d’un individu, il est ainsi possible d’opérer une mesure de quatre items spécifiques :
- L’originalité, qui correspond à la capacité à générer des idées inhabituelles, voire rares dans un contexte donné. Par exemple, pour résoudre les problèmes liés au lancement des fusées, il est original d’imaginer un câble reliant le sol à un objet en orbite dans l’espace, créant ainsi un ascenseur spatial. Par ailleurs, il s’agit d’un projet réellement à l’étude depuis les années 1950 !
- La flexibilité, qui montre la variété et la richesse des idées, autrement dit le nombre de catégories identifiables pour les idées générées sur un même sujet.
- La fluidité, qui traduit la quantité d’idées produites, indépendamment de leur pertinence ou de leur originalité.
- L’élaboration, qui montre la pertinence et le niveau de complexité des idées générées pour résoudre le problème en cours.
Ainsi, pour ‘mesurer’ la créativité de manière générale chez un individu, il est possible de poser un problème à cet individu, et d’analyser ses réponses au travers des quatre dimensions citées ci-dessus. Il en va de même pour l’esprit critique, la communication et la coopération. Chaque fois, il s’agit en fait d’agrégats d’éléments relevant de notre capacité et notre motivation à apprendre, à réfléchir et à interagir. Autrement dit, des éléments liés à nos aptitudes cognitives et notre personnalité. Une idée originale pour les recruteurs serait d’inclure systématiquement l’identification des 4C dans les processus de recrutement. En effet, c’est une idée originale car encore très rare et inhabituelle pour cette industrie. Pour y parvenir, pas de miracle, il y a trois grands moyens : les évaluations psychométriques, les entretiens spécialisés, les études de cas.
Dans le premier cas, on parle de tests cognitifs avancés. Il existe des multitudes de tests pour chacune des 4C, mais il n’existe à ce jour aucun test permettant d’évaluer de front les 4C. Le marché est encore très peu mature sur le sujet du cognitif, en France notamment où le rejet de la psychométrie a longtemps été culturel. Les tests cognitifs existants sont encore chers, peu automatisés et complexes. Très souvent surtout, ils sont biaisés et tout simplement faux, car ne prennent en compte qu’une infime partie du sujet. Heureusement il existe une Charte des Éditeurs de Tests, en mesure de séparer le bon grain de l’ivraie !
Concernant les entretiens spécialisés et les études de cas, c’est la même chose : très peu de professionnels sont en mesure d’analyser et interpréter correctement les facteurs cognitifs d’un individu dans une situation donnée. Tout simplement parce que les formations en la matière sont très rares et souvent confidentielles. De nombreux recruteurs jouent aux apprentis sorciers sur ces sujets, en prétendant ‘déceler’ les aptitudes grâce à une expérience et une sensibilité forte. Et pour certains, c’est la réalité. Mais dans la très grande majorité des cas, c’est tout simplement faux. Le ressenti est une chose, mais sans structure ni définitions à mettre sur ces concepts, impossible de savoir de quoi on parle réellement. Les experts en évaluation cognitive sont donc à challenger sur les référentiels et les techniques utilisées. Le marché français est donc très pauvre sur le sujet du cognitif.
Pourtant, nous l’avons vu, les 4C sont nécessaires (mais pas suffisantes) pour la performance. Elles sont la base de l’employabilité dans notre société moderne. C’est donc tout un marché à faire émerger dans notre pays : l’identification et le développement cognitifs. Ma recommandation, pour les entreprises qui le peuvent, est de se doter en interne d’experts et de tests cognitifs spécifiquement adaptés pour leurs besoins. Les tests et études de cas peuvent être construits avec des laboratoires de recherche ou des experts avérés en psychologie cognitive, et les experts peuvent être recrutés sur base de leur doctorat ou autre preuve spécifique de leur expertise en sciences cognitives. Et non, le fait de simplement se déclarer expert ne suffit pas. Car attention, les pseudo-experts en neurosciences sont désormais légion.
Comment peut-on développer les soft skills ?
Développer les soft skills revient à développer de manière générale les capacités à apprendre, à réfléchir et à interagir. Ce qui devrait être l’une des missions essentielles de l’école, devient aujourd’hui la responsabilité des entreprises qui sont soucieuses de la performance et de la stabilité dans le temps de leurs équipes. Il n’existe pas une technique miraculeuse pour développer les soft skills. La solution réside plutôt dans une multitude d’initiatives répétées dans le temps, et injectées dans tous les aspects du travail : les équipements et outils de travail, le management, les formations, la culture, et même la gouvernance. Les recommandations ci-dessous s’entendent plutôt pour des activités de bureau et non isolées. Elles ne sont ni exhaustives ni absolues, et nécessitent de prendre en compte le contexte.
Développer les soft skills par les outils et équipements :
Espaces de travail : Un espace de travail doit combiner les justes proportions d’interactions et d’intimité, de lumière et de niveau sonore, qui sont différentes pour chacun. C’est en principe la logique derrière le flex office, lorsqu’il est appliqué avec soin.
Ordinateurs : dans la même logique d’adaptation, il est bénéfique de permettre à chacun de choisir son type d’ordinateur pour travailler (portable ou non, Mac ou Windows, tactile ou non…).
Logiciels : favoriser les logiciels intuitifs, qui n’abrutissent pas et favorisent l’interaction et le travail collaboratif (Slack, Trello, Zenkit). Un logiciel ergonomique ne demande pas de formation ou très peu pour être utilisé, et réduit au minimum le nombre de tâches répétitives.
Développer les soft skills par le management et les process :
Conduite de réunions : limiter les réunions aux travaux créatifs ou d’alignement stratégique et culturel. Tout le reste (structuration de matière, passage d’infos) peut être fait en asynchrone par messagerie instantanée ou individuellement.
Prise de décisions : définir un processus collaboratif avec des critères clairs et des options possibles, avec un débat structuré entre les parties prenantes, et le choix d’un leader clair en charge de traiter, synthétiser et décider.
Identification et résolution de problèmes : faire en sorte que les collaborateurs identifient eux-mêmes les problèmes, et identifient les solutions et leur pertinence.
Reconnaissance : valoriser systématiquement les bonnes actions et recommander des pistes d’excellence.
Feedback positif : débriefer systématiquement les erreurs et inefficiences, en les faisant formaliser par le collaborateur, et en lui faisant proposer les solutions.
Feedback inversé : en tant que manager, demander régulièrement aux collaborateurs de donner leur avis sur le management et les améliorations possibles.
Symétrie des attentions : considérer tout le monde avec la même empathie et bienveillance, et exiger les mêmes comportements en retour.
Développer les soft skills par les formations :
Spécifiques : formations aux soft skills, avec apprentissage de techniques à appliquer dans son quotidien (ex : techniques de créativité). Il existe très peu de formations et de formateurs de qualité sur le sujet des soft skills.
En temps masqué : adapter les formations techniques pour y inclure les éléments d’outils et de management cités ci-dessus. Le débat et la construction collaborative de solutions sont notamment à privilégier, pour en finir avec l’aspect trop directif et passif des formations classiques.
Par la culture et la gouvernance :
Exemplarité des leaders : les comportements des leaders doivent inciter à se dépasser et à rester ouverts sur le monde.
Souplesse : la tolérance et l’acceptation des spécificités de chacun (horaires, styles, habitudes, etc.) doivent être des fondements de la culture de l’entreprise.
Moments dédiés : des créneaux doivent être dédiés à l’apprentissage et à l’échange (MOOC, visites de lieux innovants, débats, challenges, hackathon, etc.).
Mouvement : créer des consignes permettant à chacun de se rencontrer, par exemple imposer que les réunions soient généralement tenues à un autre étage que le sien.
Inclusion artistique : prévoir des ateliers pratiques. L’art est un levier puissant d’expression et de développement des soft skills (cours de cuisine, d’arts plastiques…).
Les soft skills, on en parle beaucoup, mais mal. On sait encore mal les définir, encore moins les identifier, et encore moins les développer de manière structurée et planifiée. Tant que la psychologie sociale et cognitive ne sera pas intégrée dans le cœur de la fonction RH, le sujet restera un ensemble de croyances et de légendes, qui s’avéreront de plus en plus limitantes et préjudiciables pour le développement de l’apprenance et de l’intelligence collective dans les organisations. Alors, plutôt que de jouer aux apprentis sorciers, par exemple en matière d’identification des talents, et s’en remettre à une intelligence qui n’en présente aucun signe, gageons que la fonction RH se réconciliera rapidement avec ces domaines qui représentent leur cœur d’expertise de demain .
Jérémy Lamri est un entrepreneur, cofondateur de Monkey tie et du Lab RH. Il dirige actuellement le pôle Recherche & Innovation chez JobTeaser, leader européen de l’emploi des jeunes. Il a notamment étudié à l’Université d’Oxford et HEC Paris, et possède une douzaine d’années d’expérience. Il termine actuellement un doctorat en sciences cognitives à Paris Descartes. Auteur et conférencier sur les sujets du futur du travail, des RH, des organisations et écosystèmes, il enseigne également, notamment à HEC Paris, ESCP Europe et Mines Telecom. Il publie en 2018 un ouvrage sur la redéfinition et le lien entre compétences, intelligences et performance : “Les compétences du XXIème siècle”