Désacraliser le digital

Pouvez-vous nous définir à la fois le marché sur lequel vous opérez aujourd’hui et les typologies de demandes de vos clients, bien que l’intitulé même de votre pôle soit déjà une réponse ?

Nous sommes sollicités par les entreprises qui souhaitent anticiper ou accompagner les transformations autour de l’I.A. On peut d’ailleurs parler plutôt simplement d’automatisation dans la mesure où les niveaux d’I.A. peuvent varier fortement d’une entreprise à l’autre, en fonction du secteur ou même en interne en fonction du métier considéré (par exemple, le Marketing est particulièrement avancé en la matière). Quel que soit le niveau d’« intelligence », cette automatisation du recueil et du traitement des données implique des évolutions importantes des modèles organisationnels. L’exploitation des données et expériences clients auront tout naturellement un impact sur les données et l’expérience collaborateurs.

Ces demandes sont effectivement différentes d’une entreprise à l’autre, essentiellement à cause de leur niveau de maturité sur le sujet. Un premier état des lieux permet d’identifier l’existence ou non de « sachants » dans l’entreprise, d’une vision managériale forte sur l’I.A., ou encore d’une équipe « projet » ayant déjà réalisé des premières expérimentations dans le domaine. Bien entendu, certains secteurs d’activité sont plus en avance que d’autres, et les demandes ne seront pas forcément les mêmes.

Quels sont ces secteurs plus en avance ?

Les trois gros secteurs en tête sont les Telcos (télécoms), la banque et le retail. Les services financiers ont déjà réalisé de fortes transformations pour le back-office, mais ce n’est qu’un début.

Et les plus en retard ?

Le manufacturing, dont l’automobile, et les assurances, mais qui sont en train de mettre les bouchées doubles.

Ne doit-on pas être étonné de voir l’automobile à la traine ? Est-il plus compliqué de passer de la robotisation à la transformation par l’I.A. que de tâches humaines à l’automatisation de ces tâches ?

Non, pas du tout. Le passage de l’automatisation telle qu’on la connaît dans les usines automobiles à l’automatisation intelligente soulève des enjeux différents et très importants : quel est l’impact sur la qualité de la conception et de la maintenance, quel équilibre trouver entre robots et opérateurs, quel est le modèle de gouvernance sur les robots et donc l’interconnexion hommes/machines. Quelles conséquences sociales ? Il est normal de prendre son temps lorsqu’on est confronté à ces problématiques. A court terme, ce n’est donc pas le degré d’intelligence des robots qui va faire la différence mais plutôt l’ampleur du déploiement de ces robots sur les opérations à très faible valeur. Aujourd’hui de nombreuses entre entreprises se lancent dans de vastes programmes de RPA (Robotic Process Automation). Chaque secteur, chaque entreprise a sa spécificité. Nous avons d’ailleurs mené chez CAP un benchmark mondial sur les niveaux d’attente, c’est une étude menée par le Digital Transformation Institut.

Vous dites même qu’il faut désacraliser cette approche par « niveau d’intelligence » …

Oui, il faut arrêter de penser que l’I.A. peut tout faire aujourd’hui. Les transformations vont s’opérer en douceur. L’intelligence est supervisée, les systèmes les plus performants sont amorcés par l’humain, la créativité n’est pas encore à l’ordre du jour. Ce qui est présenté dans les médias, comme des systèmes créatifs et hyper-intelligents ne sont que des gadgets, peu applicables aux réalités complexes des entreprises. Nous sommes dans une transformation, certes, mais pas une explosion. C’est pourquoi il faut rester lucide. En réalité, c’est la capacité d’exploitation des données à grande échelle qui va arbitrer. Aujourd’hui, peu d’entreprises ont relevé ce défi, et je pense que ce ne le sera pas avant 5 ans

Mais 5 ans c’est du court terme ?

En termes de visibilité pour l’entreprise ça devient du long terme.

C’est peut-être là une différence entre le temps stratégique et le temps citoyen… Pour la transformation sociétale, 5 ans c’est court !

Oui, c’est pourquoi il est nécessaire d’avoir présent à l’esprit ces deux visions temporelles sans que l’une parasite l’autre.

Je vous ai coupé, pardonnez-moi, revenons à vos approches du marché et des attentes clients …

Soit il s’agit d’une première approche IA pour notre client et notre rôle sera alors de l’accompagner dans sa montée en compétence, par exemple via la création d’un Centre de Compétences dont la mission sera d’évangéliser l’ensemble du business ; soit cette démarche étant déjà réalisée, alors il va falloir initier les changements de modèles opérationnels branche par branche, BU par BU, mais aussi valider les changements de modes opératoires, identifier les nouvelles compétences nécessaires, parfois hybrides entre technologies et métier, et aller jusqu’au sourcing. Possède-t-on ces compétences en interne, sinon où aller les chercher ?

Vous dites aussi qu’on n’est pas dans une logique de big bang mais que des précautions doivent être prises concernant l’humain, que voulez-vous dire ?

Les conséquences sociales sont évidentes, donc ces transformations doivent s’accompagner d’un renforcement du dialogue social et surtout de la mobilisation des collaborateurs dès la phase de conception des projets. Plus les collaborateurs seront impliqués en amont et moins ce sera tabou, plus ce sera compris. Il y a nécessité d’opérer une véritable pédagogie de la transformation. Par exemple, un robot conversationnel (chatbot) déployé sur un service client peut traiter en totale autonomie jusqu’à 20 à 30 % des demandes client. Comment redéployer les 20 à 30 % d’ETP concernés ou comment transformer leurs tâches…

Vous pensez avoir tiré l’enseignement des erreurs d’autres bouleversements antérieurs ? Je pense à l’introduction des ERP (SAP, Bann et les autres…)

De deux façons : en favorisant la pédagogie et le travail en amont, certainement, mais aussi sur un plan plus technique, en évitant de mettre ses œufs dans le même panier. Nous optons aujourd’hui pour des solutions et des modes de mise en œuvre « Agile ». Il est de moins en moins courant, principalement pour des questions de coûts et de vélocité, de mettre en place des outils « intégrés » surtout dans des environnements technologiques aussi volatils que l’IA. C’est à nous à nous comporter comme des ensembliers, des architectes. Le marché le permet. Nous pouvons nous appuyer sur les meilleurs du moment, en NLU (Natural Language Understanding) par exemple, pour constituer un écosystème technologique à l’état de l’art et surtout évolutif…

On ne peut pas terminer cet entretien sans parler éthique, quel est votre point de vue sur ce sujet ?

C’est effectivement un sujet omni présent, certainement encore plus en France qu’ailleurs, pour des raisons qui sont aussi des raisons de pression juridique. Pour chacun des projets ouverts, cette dimension éthique est évaluée. La présence d’un responsable de la protection des données est fréquente. La nouvelle réglementation effective le 25 mai 2018 prédispose à cette vigilance. Maintenant il convient de mettre cette valeur en regard des comportements des consommateurs. S’ils ont bien en tête le respect de la vie privée et des données associées, ils opèrent aussi quotidiennement un arbitrage entre « qu’est-ce que je gagne en simplification et en confort, et d’autre part que va-t-on faire de mes données… ». Cette réflexion est de plus en plus récurrente comme sous l’effet d’une pression générationnelle. On le retrouve aussi en entreprise, s’il y a doute entre les craintes d’un responsable de la sécurité des données et le profit attendu pour les clients ou les salariés, la gouvernance optera pour les seconds… sans conteste. Sur le plan mondial, les cercles de réflexions engagés par les GAFA vont dans le bon sens. Certaines entreprises en font même un argument commercial, comme SNIPS, spécialisé dans les assistants virtuels vocaux qui assure que les données restent dans l’objet et ne sont pas exportées vers un cloud aux abords douteux.

Et les DRH dans tout ça ? Les avez-vous comme interlocuteurs ?

Clairement non ! Ce sont des interlocuteurs de deuxième niveau sur nos projets. Nous nous adressons d’abord aux Directions métiers, aux directions de l’innovation et/ou de la stratégie, aux directions de départements… Mais comme sur la table des projets, il y a le dialogue social, le DRH est alors associé. Mais jusqu’à ce jour, il faut bien dire que les DRH sont plus souvent des suiveurs que des acteurs. Il y a deux ans ces transformations étaient drivés par les techniciens, aujourd’hui par les métiers mais dans les deux années qui viennent on peut s’attendre à un tandem « métiers » « RH ».

Interview de Florent Guillaume, Manager chez Capgemini Consulting, en charge des équipes du pôle Smart Automation qui travaillent sur les transformations des expériences clients et collaborateurs.

  

 

 

        

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