Trop de gamification tue la formation ?

Fabrice Cohen

Apprendre en jouant, c’est un peu la promesse du siècle en formation professionnelle. Si les mécaniques liées à la gamification sont intéressantes dans l’apprentissage, elles ont toutefois leurs limites. Transformer chaque module de formation en un module dont vous êtes le héros aura le mérite de vous divertir, de vous motiver peut-être. Mais cela vous permettra-t-il d’apprendre, de comprendre et de retenir les savoirs sur la durée ? Pas si sûr.

Gamification, le miroir aux alouettes

La gamification a le vent en poupe ces dernières années dans le secteur de la formation professionnelle. Le jeu est présenté comme la solution ultime pour engager les apprenants, les motiver et leur donner envie d’aller jusqu’au bout des parcours d’apprentissage. Pour certains, il serait même le Graal de la formation actuelle. Et cela se comprend, face à des apprenants très sollicités, qui font face à de nouveaux enjeux dans leur métier, il est important de faciliter l’accès à l’apprentissage de nouveaux savoirs. La mise en place d’un parcours les amenant à prendre du plaisir dans le fait d’apprendre est alors tentante.

Pourtant, les résultats sont rarement au rendez-vous, tant sur le critère de l’engagement que sur le critère de l’efficacité.

Les salariés sont aujourd’hui sur-sollicités, par des e-mails, des réunions, des objectifs opérationnels tendus, des propositions de formations obligatoires ou optionnelles. Parmi toutes ces sollicitations, la formation est rarement la priorité et ne fait pas partie des indicateurs d’évaluation du collaborateur.

Dans ce contexte pourquoi un collaborateur passerait-il du temps à se former ?

En dehors des formations obligatoires, la formation passe souvent au dernier rang de ses préoccupations. C’est ce que les équipes formation constatent régulièrement. Le problème est accentué pour la formation numérique, car le collaborateur ne s’est pas engagé à bloquer une journée pour une formation professionnelle. En formation présentielle, une fois cette journée bloquée dans son agenda, son déplacement organisé, il viendra et sera " captif " pendant une journée. En formation numérique, le collaborateur est seul face à sa machine et il est très simple de zapper sa formation numérique et de la repousser à un lendemain qui ne viendra probablement jamais. C’est la procrastination du e-learning.

Entre alors en jeu la gamification, comme une façon de retenir le collaborateur devant son écran, en lui proposant presque un moment de détente. La réponse apportée à la question de la motivation des salariés par la gamification est : " pour se divertir ". Est-ce une réponse valable ?

Imaginons que vous êtes un magasin de vêtements. Léa, pressée, doit attraper son train pour rentrer chez elle et passe devant vous. Est-ce que mettre sur son trajet une belle devanture lumineuse, brillante et attirante l’amènera à entrer, essayer vos vêtements, et les acheter ? Probablement pas. La devanture attirera son regard. Peut-être que Léa s’arrêtera 30 secondes pour regarder à quoi ressemblent les produits. Elle passera probablement son chemin.

Qu’est-ce qui peut amener Léa à passer du temps efficace dans votre magasin ?

Pas la beauté de votre devanture (graphismes), pas la lumière des néons (gamification), ni vos publicités répétées (mailings répétés, voire énervants).

Non, ce qui fera que Léa restera dans votre magasin, c’est que vous répondiez à une de ses priorités. Que vous lui apportiez un service qui l’aide à accomplir un ou plusieurs de ses objectifs prioritaires… Ceci implique de connaître Léa. Et vous savez quoi ? Léa veut trouver une robe " champêtre " pour des fiançailles ce week-end. Si vous lui promettez de trouver une robe champêtre à sa taille en moins de 10 minutes, elle va rentrer, essayer vos robes et en acheter une, car c’est SA priorité.

Cet exemple montre qu’il faut réunir deux choses pour motiver les collaborateurs à se former :

  1. connaître finement à la fois les éléments d’évaluation des collaborateurs (leurs objectifs), les lacunes qui freinent leur atteinte, c’est-à-dire là où la formation a une grande valeur à leur apporter. Plan annuel pas suffisant ?
  2. être efficace et être capable de le prouver. Ici la question n’est pas que les gens aient aimé leur expérience utilisateur de formation (ludique, beau…), mais que celle-ci leur ait vraiment apporté le savoir ou le savoir-faire recherché (mémorisation durable, acquisition durable de réflexes comportementaux).

La gamification n’est donc pas la réponse centrale à la question de la motivation. La réponse centrale est l’efficacité de la formation et l’aide à la résolution d’un objectif prioritaire des collaborateurs.

Ensuite, il n’est pas mauvais d’avoir une belle devanture… Si les formations sont esthétiques et ludiques, cela donnera encore plus envie d’entrer dans le magasin, voire d’y rester. Le propos à retenir ici est que la gamification ne doit pas être la priorité mais un atout complémentaire. En oubliant les éléments fondamentaux que sont l’efficacité et l’aide à la résolution d’objectifs prioritaires des stagiaires, beaucoup de formateurs se trompent de direction en gamifiant pour gamifier, en allumant des néons partout pour donner envie d’entrer sans convaincre sur le fond. On peut présager que la relation ne sera pas durable.

Mémoriser, acquérir les bons comportements et gamifier, c’est possible

En effet, l’acquisition des savoirs et savoir-faire repose sur d’autres mécanismes qui peuvent sembler parfois arides, mais qui ont le mérite d’être extrêmement efficaces. Ne perdons pas de vue que l’efficacité est l’enjeu majeur de la formation professionnelle. Je le rappelais lors d’une conférence au salon Learning Technologies en janvier 2019, " actuellement, seuls 6 % des apprenants d’une formation professionnelle sont capables de restituer plus de trois quarts des savoirs appris une semaine après ". Autrement dit, pour 94 % des apprenants, la formation n’a pas été utile, provoquant de la déception et du désengagement, et représentant pour l’entreprise un gâchis colossal de temps et d’argent.

Alors, que faut-il pour mémoriser une formation professionnelle en digital learning ? S’appuyer sur la répétition personnalisée, tout en créant des liens mnémotechniques entre les informations, afin d’améliorer le réseau de mémorisation et permettre une restitution plus aisée des savoirs. De façon schématique, c’est faire apprendre " mais où et donc or ni car ", plutôt que " car donc et mais ni or où " et le répéter. Une répétition associée à un feed-back immédiat pour assimiler les acquis et combler les lacunes. Cela ne veut pas dire pour autant que la gamification doit être absente des dispositifs de formation. Dans les parcours d’apprentissage, la gamification a toute sa place, mais à juste dose. Notamment pour activer le principe de la récompense, afin d’engager et motiver les apprenants à aller plus loin, à rendre leurs progrès perceptibles, à leur donner envie d’en apprendre plus. Se voir progresser et constater en temps réel les progrès réalisés motive et donne un sentiment de réussite qu’il est important de cultiver.

Du côté du formateur

S’ennuyer en digital learning n’est pas une fatalité! La grande valeur ajoutée de la gamification en formation, c’est ce principe de récompense. Ainsi, dans le parcours, les indicateurs de progression, comme les étoiles, les " bravos " et autres bons points, permettent un renforcement positif et immédiat des savoirs et attentions. Mais gare à ne pas inverser les priorités entre expérience apprenant et efficacité pédagogique. En présentiel, face à un groupe, la répétition individualisée est par définition quasi impossible. L’émotion reste, alors, la seule stratégie efficace pour favoriser la mémorisation et l’acquisition de réflexes comportementaux. La gamification peut ici y avoir un rôle majeur.

Fabrice Cohen

Fabrice Cohen est cofondateur de Woonoz, conférencier en Ancrage Mémoriel®

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    Mots-clés: FORMATiON, APPRENTISSAGE

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