La fonction RH à la croisée des chemins

Pouvons-nous être optimistes sur l’avenir de la fonction RH ? Force est de constater qu’elle est aujourd’hui fortement décriée, au point que certains ont pu parler de « RH bashing ». Reconnaissons que la dégradation de son image est au moins pour partie due à l’amoindrissement de son influence sur les décisions à caractère stratégique dans certaines entreprises. 

Pour autant, les jeux sont-ils faits ? C’est à l’âge de 23 ans que j’ai choisi de m’investir dans ce métier, d’abord en tant que RRH et DRH, puis dans le conseil. RH par vocation, je suis convaincu que le déclin de notre fonction n’est pas fatal et qu’elle peut au contraire avoir un très bel avenir, sous réserve qu’elle sache emprunter les bons chemins. Cette conviction s’appuie en premier lieu sur une analyse des enjeux humains.

Jamais ces enjeux humains n’ont été aussi importants pour l’avenir de l’entreprise. 

Les grands discours et belles communications sur ce thème sont légion. Pour autant, il ne s’agit pas ici d’une position de principe, mais de la conséquence de trois ruptures majeures.

La première est de nature économique. Historiquement, le monde de l’entreprise s’est pensé, construit et organisé pour faire face aux enjeux de l’industrialisation de masse. Il s’agissait de produire toujours plus et toujours plus vite. Ce monde était structuré autour de la rareté du produit. La réalité d’aujourd’hui est tout autre. C’est désormais le client qui est rare, avec, dans chaque secteur d’activité, un renforcement considérable de la concurrence. Non seulement du fait de son élargissement géographique avec la mondialisation, mais aussi parce que de nouveaux entrants peuvent à tout moment proposer une offre reconfigurée qui aura pour conséquence d’affaiblir et parfois de faire disparaître les acteurs installés. Dans ce contexte, les entreprises n’ont d’autre choix que celui d’un développement accéléré de leur adaptabilité et de leur agilité. L’organisation du travail d’hier, héritée des préceptes tayloriens et fordistes, n’est plus pertinente. La culture qui en découle, avec ses hiérarchies formelles et la valorisation de comportements alignés, non plus. La rupture économique à laquelle sont confrontées les entreprises leur impose une nouvelle approche du travail, de la façon dont il est organisé, accompagné et managé. 

La seconde transformation d’envergure est de nature sociologique. Dans la vie hors travail, nous vivons désormais dans un monde où le champ du possible s’est fortement élargi pour les individus, leur sphère de décision étant sans commune mesure avec celle d’hier. Toujours dans la vie hors travail, les modèles d’autorité ont également considérablement mué. Par ailleurs, toutes les études le montrent, des attentes et aspirations fortes se sont développées dans plusieurs directions : quête de sens, volonté de se réaliser, besoin de respect et de considération. L’entreprise se doit de prendre en compte ces transformations, et pas seulement via une vague sensibilisation à partir de stéréotypes sur les générations. Il lui faut intégrer cette mutation à travers la construction et l’animation d’un projet mobilisateur, son action sur le contenu des pratiques de management, la structuration des processus RH sur la base d’un rôle central à jouer par le collaborateur, la façon dont se mènent les projets, le processus de décision déployé en son sein, etc.

Troisième rupture, la révolution technologique. Ses caractéristiques et ses conséquences sont parfois mal appréhendées. L’enjeu n’est pas technique et la réponse à apporter ne peut se limiter à la mise à disposition d’outils. L’enjeu premier de cette rupture est bien, comme pour les deux précédentes, celui de son impact sur le contenu du travail. Digital, intelligence artificielle, robotisation et data transforment, et ce de plus en plus fortement, ce qui est attendu du collaborateur et ce qui est mis à sa disposition pour cela. Il y a trois impacts : la reconfiguration des activités qui lui sont confiées, son accès à l’information, le développement de ses réseaux interne et externe. Pour ne pas prendre de retard par rapport à ses concurrents, l’entreprise se doit de repenser le travail de ceux qui la composent et le processus qui le fera évoluer. D’autant que ses mêmes collaborateurs ont fait évoluer leurs usages et leurs pratiques dans leur vie extra-professionnelle.

Traiter les enjeux humains générés par ces trois ruptures est donc essentiel pour l’avenir de l’entreprise. C’est la condition pour qu’elle renforce ses capacités à répondre aux attentes de ses clients et à rester compétitive par rapport à ses concurrents actuels et futurs, bref pour assurer sa survie et son développement. La fonction RH devrait donc voir se déployer un boulevard devant elle. Pourtant, c’est peu le cas. Tout simplement parce qu’elle est, la plupart du temps, mobilisée ailleurs.

Jamais la fonction RH n’a été aussi accaparée par ses impératifs de gestion au quotidien.

Que pouvons-nous constater sur ce que sont les activités de la fonction RH ? Pour l’essentiel, voire en totalité dans certaines entreprises, elles sont consacrées à la gestion du quotidien. Dans les métiers de d’expertises RH dédiés à une fonctionnalité (paie et administration de personnel, recrutement, formation, etc.), chacun s’active à sa tâche en tentant d’intégrer les quelques ajustements demandés. Dans les métiers de généralistes RH en charge de la gestion d’une population, la réponse aux besoins des opérationnels et aux situations ponctuelles que ceux-ci ont à gérer est le fil conducteur. Pour ce qui est du DRH lui-même, il est souvent aspiré par les relations avec les partenaires sociaux. Au global, même quand l’activité des RH est marquée par une posture de service, elle se résume dans de nombreuses organisations à répondre à des demandes de court terme.

Le constat est posé. Mais comment l’expliquer ? Certaines causes de cette situation peuvent être trouvées dans le rapport au temps. Premier phénomène : l’accélération des rythmes dans l’entreprise et la recherche de productivité immédiate ont conduit à réduire considérablement le temps disponible. Considérer la fonction RH uniquement comme un centre de coûts a renforcé cette exigence d’efficience. En conséquence, une fois assurées ses activités de gestion indispensables, elle ne dispose plus de marges de manœuvre pour aller au-delà. Second phénomène : penser la transformation, la co-construire, l’expérimenter et la généraliser se fait sur des temps longs. Or les temporalités se sont considérablement accélérées dans l’entreprise et tout doit être traité tout de suite. Il y a une forme de schizophrénie dans les organisations entre ces deux impératifs, qui empêche la fonction RH de se concentrer sur le premier.

D’autres causes résident chez les acteurs, ainsi que dans les postures auxquelles le système organisationnel les conduit. Parlons tout d’abord des défaillances des managers. Dans de nombreuses entreprises, leurs pratiques sont hétérogènes et au global peu qualitatives. Il ne s’agit pas de leur jeter la pierre, la responsabilité de cette situation incombe en premier lieu à l’entreprise qui n’a pas su les accompagner pour générer d’autres pratiques. Toujours est-il que le fonction RH se retrouve à pallier ces carences, soit en faisant à la place des managers, soit en s’attachant à rectifier les mauvaises pratiques. L’énergie et le temps consacrés à cette activité ne le sont pas à travailler sur les enjeux humains majeurs évoqués plus hauts.

Évoquons ensuite la responsabilité de la fonction RH elle-même. Ce n’est pas lui faire injure que de souligner qu’elle est parfois centrée sur ses expertises, techniques et processus, comme s’il s’agissait d’une fin en soi, plus que sur les enjeux auxquels ceux-ci sont supposés répondre. Pour ne prendre qu’un exemple, animer formellement la campagne d’entretiens annuels sans revenir sur ce que le contenu de l’exercice réalisé qualitativement peut apporter au collaborateur, à son manager et à l’entreprise, c’est comme considérer que la qualité de l’œuvre de Picasso est liée à ses pinceaux. Ce biais de l’expertise conduit à déplacer le centre de gravité de son activité.

Terminons par les dirigeants, qui peuvent considérer que la fonction RH n’a pas de légitimité pour aller sur le terrain des mutations à traiter. Au point d’ailleurs que certaines organisations créent à côté de la DRH une Direction de la transformation distincte, comme si elle n’était pas d’abord affaire d’hommes. Ce dernier obstacle est parfois renforcé par la fonction RH elle-même qui va sur-intégrer cette absence de légitimité, alors que celle-ci ne se décrète pas, mais se conquiert.

Alors que l’enjeu pour l’entreprise de « reconstruire le fond d’un tonneau qui fuit », la fonction RH s’épuise dans ses activités à remplir ce tonneau. Bien sûr, les impératifs du quotidien doivent être traités, personne ne le nie. Mais le décalage entre le cœur de l’activité quotidienne de la DRH et les enjeux humains à traiter conduit à un risque : qu’elle ne soit pas au rendez-vous de son avenir, en étant de plus en plus cantonnée à des tâches basiques de gestion administrative du quotidien et non pas centrée sur sa contribution à ces transformations. Plus largement, elle prive l’entreprise de cet acteur majeur de la transformation qu’elle pourrait être et réduit les chances qu’a l’organisation de bien faire face à ces ruptures. 

Des enjeux humains considérables et une fonction RH qui n’y répond pas vraiment. Pouvons-nous nous en tenir à ce constat ? Fort heureusement, il existe des voies pour changer la donne.

Comment être au rendez-vous ?

Le préalable est d’analyser ce à quoi son entreprise est et va être confrontée. À défaut, la fonction RH ne sera ni sollicitée, ni légitime pour intervenir sur l’amont des transformations. Tout au plus fera-t-on appel à elle pour mettre en œuvre des décisions prises sans elle et intégrant mal le facteur humain. 

Pour cela la DRH doit travailler deux volets. L’un relève du business de l’entreprise : quelle est son activité, quels sont les défis auxquels l’organisation va devoir répondre, comment les marchés pourraient-ils se recomposer, que font les concurrents ? Et pour faire face à cet environnement, quelle est la stratégie adoptée par l’entreprise, qu’elle soit formalisée ou implicite ? Il s’agit d’appréhender ce sur quoi elle fera la différence sur ses marchés par rapport à ses concurrents et le modèle économique qui sous-tend ce positionnement. Puis de comprendre d’une part comment la révolution technologique et ce qu’elle permet sont intégrés, d’autre part comment les modes de fonctionnement doivent évoluer. En effet, pour apporter sa contribution sur les enjeux humains, la DRH a besoin de comprendre les logiques opérationnelles à l’œuvre et ce qui va les impacter.

L’autre volet renvoie aux contenus dont la DRH peut s’alimenter quant aux transformations en cours. Ruptures économique, sociologique et technologique, la matière disponible est abondante en la matière. La difficulté est plutôt d’identifier l’ouvrage, la conférence, la réalisation qui ont une véritable valeur ajoutée. Le praticien RH doit avoir construit ses repères quant à la pertinence des sources auxquelles il a recours pour nourrir sa réflexion.

L’autre changement majeur dans la façon dont le DRH exerce son métier renvoie à sa posture. Posture vis-à-vis du manager tout d’abord. Affirmons-le sans ambiguïté : pour que le DRH puisse apporter toute sa valeur ajoutée, il est indispensable que l’entreprise mette en place ce qui fera que les managers assumeront pleinement leurs responsabilités managériales, sans que les équipes RH aient à pallier leurs carences. Plus facile à dire qu’à faire ? Pas si sûr, au regard des progrès radicaux réalisés en la matière par certaines entreprises qui ont pris le sujet à bras-le-corps.

C’est aussi avec les collaborateurs dans leur ensemble que la posture de la DRH doit muter. Peu importe les processus, dispositifs, outils construits par les experts RH. Ce qui compte, c’est ce qui est vécu par le collaborateur. La DRH ne doit plus aborder ce que vit le collaborateur à travers son regard à elle, sa structure de pensée et ses grilles d’analyse. Elle doit au contraire se centrer sur ce que ce que vit le collaborateur à travers ses perceptions et son analyse à lui. C’est ce qui permettra à la DRH d’impacter le réel.

En comprenant le business et la stratégie de l’entreprise, en s’alimentant sur les transformations externes à l’œuvre et en adoptant ces postures, la DRH se met en bonne position pour identifier les grandes directions à travailler pour créer de la valeur. Les transformations à impulser et à animer pourront se situer sur le plan de la culture et des comportements, de l’organisation et des modes de fonctionnement, des compétences ou de l’engagement. Il sera nécessaire de qualifier de façon détaillée ce qui doit être généré chez le collaborateur.

Le quotidien du praticien RH pourra être ensuite réaménagé à travers ce filtre. Pour ne prendre que quelques exemples, le recruteur devra évaluer les candidats à l’aune des comportements que l’entreprise a éventuellement identifiés comme devant être développés ; les parcours devront intégrer les priorités de développement business ; les évolutions de rémunération devront être passées au crible d’une priorisation des métiers au regard des choix stratégiques, etc.

Quant aux projets de transformation, ils devront être initiés et menés selon une approche cohérente avec ce qu’est notre société en 2018. Poser le cadre de la transformation, partager ses « pourquoi », puis inviter l’ensemble des équipes à faire preuve d’initiative en définissant elles-mêmes les modalités de la transformation, et enfin les convier à les mettre en œuvre sans filtre et sans sélection, ce dernier élément faisant la différence avec les approches remontantes. L’approche est alors autrement efficace que ces approches remontantes et, bien sûr, que les approches descendantes traditionnelles.

Soyons plus concret sur ce que peut signifier une démarche intégrant l’ensemble de ces clés, appliquée à un enjeu essentiel pour l’entreprise : la gestion et le développement de ses compétences.

Une illustration à travers l’enjeu compétences

Partons de la pratique d’hier. La législation française a imposé aux entreprises une obligation de formation. Les services RH ont donc formalisé chaque année un plan de formation, qui n’était souvent qu’une compilation des demandes exprimées, parfois à partir d’une offre poussée sous forme de catalogue, avec un arbitrage sur la base d’un budget défini préalablement. Le responsable formation animait ce processus en veillant à ses différentes étapes. Il tentait d’obtenir plus, avec une approche quasi militante. A contrario, le budget formation était parfois utilisé comme variable d’ajustement durant les derniers mois de l’année, selon la situation budgétaire projetée pour la fin de l’exercice. Le plan d’une année donnée était composé pour partie de la reconduction des formations réalisées l’année précédente et pour partie de nouvelles demandes appuyées sur quelques axes impulsés par l’entreprise. La démarche a pu être enrichie par des approches de type GPEC. Mais conçues pour tout couvrir, elles se sont révélées être des usines à gaz et ont essentiellement été abordées à partir de 2005 comme un objet de négociation avec les partenaires sociaux. 

Le plan de formation était déployé sous forme d’actions en présentiel, avec un sachant et des apprenants. Il a pu être enrichi d’initiatives supposées montrer le modernisme de l’entreprise, comme le e-learning. Dépassée, cette approche ? Elle est pourtant aujourd’hui encore celle de nombreuses organisations, même si les réformes successives de la formation sont parfois venues questionner ces pratiques.

Tentons maintenant d’imaginer ce que peut être désormais l’approche de l’entreprise en matière de compétences si la DRH ne se limite pas à sa posture de gestionnaire du quotidien, mais devient acteur des transformations. L’objectif est clair : faire en sorte que l’entreprise, avec ses spécificités, dispose des compétences dont elle a besoin pour faire face aux ruptures de son environnement, voire qu’elle fasse de ces compétences son premier avantage concurrentiel. La première étape consiste donc à analyser comment ces ruptures l’impactent et les réponses stratégiques qu’elle entend y apporter. 

Ce questionnement permet de faire émerger ce qui va déterminer les compétences qui seront critiques pour l’avenir de l’entreprise. Ce n’est pas l’exercice avec lequel les RH sont les plus familiers. De même que celui qui doit lui succéder : traduire ces déterminants en compétences formalisées. Il s’agit d’identifier celles que l’entreprise ne maîtrise pas, alors même qu’elles lui sont indispensables pour répondre à ces déterminants stratégiques. Il s’agit également de cerner celles qu’elle maîtrise, qui lui donnent une longueur d’avance et qu’elle doit encore renforcer. Cette approche permet de construire la feuille de route stratégique : l’entreprise a formalisé les compétences qui lui permettront de se développer en absorbant, voire en capitalisant sur les ruptures en cours.

Reste ensuite à développer ces compétences. Le cœur du sujet, c’est bien la transformation des pratiques réelles, avec la mise en œuvre des compétences développées. Ce ne sont pas des savoirs qui doivent être travaillés, ni même des savoir-faire, mais des pratiques. Si l’enjeu n’est pas dans les savoirs mais dans les pratiques, l’entreprise doit construire de nouvelles approches que celles qu’elle implémente depuis des décennies. Comme le décrit Sandra Enlart dans son ouvrage De la formation à la learning company*, il s’agit de repenser l’organisation du travail pour faire du quotidien la principale modalité de développement des compétences, en travaillant dans plusieurs directions :

  • Organiser les activités et leur répartition de manière à ce que la pratique du métier puisse être elle-même apprenante.
  • Travailler les capacités du manager à garantir ce processus de développement permanent pour ses collaborateurs. 
  • Promouvoir et organiser les logiques de co-développement, pour alimenter une dynamique collective.
  • Positionner l’intéressé comme premier responsable de son développement, sans dédouaner l’entreprise de sa responsabilité sur ce qu’elle met en place pour qu’il puisse effectivement assumer ce rôle. 
  • Apprécier la mise en œuvre effective de la compétence développée, en ayant formalisé en amont le changement de pratique qui doit être induit par l’action de développement et en évaluant en aval sur la base de l’observation en situation s’il a effectivement eu lieu.

Ce traitement de l’enjeu compétences, profondément différent de la pratique ancienne, illustre comment, dans cette période de bouleversements profonds pour l’entreprise, la fonction RH peut créer beaucoup plus de valeur demain. Cette mutation de la fonction RH n’est pas simple à opérer. Mais ce métier émergent est autrement plus riche que celui qui est en train de mourir. Et ça, c’est enthousiasmant.

 * Enlart S., De la formation à la learning company, Dunod, 2018

Par Gilles Verrier, ancien DRH, Directeur Général d’Identité RH 

  

 

 

        

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